- PROGÉNITURE (éthologie)
- PROGÉNITURE (éthologie)Le comportement parental (étudié ici spécialement chez les singes) est un ensemble de réactions complexes non seulement entre mère et enfant, et vice versa, mais aussi entre le couple mère-enfant et les autres membres du groupe social. La rupture du lien parental par séparation de l’enfant et de sa mère donne lieu à une série de troubles graves et parfois durables, notamment sur le plan endocrinien. Ces phénomènes doivent nourrir notre réflexion sur la relation entre l’enfant et ses parents, ainsi qu’avec les adultes en général, au sein des sociétés humaines.Phylogenèse et comportement parentalOn ne pourra qu’effleurer ici l’immense sujet du comportement parental chez les invertébrés. Innombrables sont les cas où la mère (jamais le père) porte à ses œufs et aux jeunes larves des soins vigilants. Indépendamment du cas des insectes sociaux, que tout le monde connaît, les soins aux jeunes existent chez bien d’autres insectes comme les perce-oreilles ou forficules, et même chez un cloporte social, l’Hemilepistus d’Algérie. Mais, s’il n’y a pas de preuves que les enfants reconnaissent leurs parents, on pourrait tout de même se poser la question, à propos notamment des Halictes , apides sociaux chez qui les enfants restent au nid après l’éclosion et aident leur mère: ils se reconnaissent sûrement et n’apprécient pas l’arrivée d’étrangers; cependant on n’a pas encore osé étudier à leur propos le problème de l’attachement. C’est donc chez les vertébrés que celui-ci se pose réellement.Les soins postérieurs à la naissance et préliminaires à la séparation des parents d’avec les enfants existent chez les mammifères et chez les oiseaux, plus nettement il est vrai chez les oiseaux. On a dit par exemple que les jeunes loups apprenaient à chasser avec les adultes (ce qui n’est pas très sûr, et en tout cas incomplètement connu); au contraire, l’«éducation» véritable que les parents des oiseaux fournissent à leurs petits quand ils sont sortis du nid est une chose fort connue: l’apprentissage se poursuit parfois pendant des semaines, les parents ne quittent pas la troupe des petits et leur apprennent à trouver leur nourriture.Les développements très rapides de la primatologie ont permis de renouveler l’étude du comportement parental qui s’était d’abord fondé, au laboratoire, sur le rat et la souris et, ailleurs, sur les oiseaux. Nous savons maintenant que le comportement parental des primates est très particulier sur plus d’un point; cela permet une multitude de réflexions sur les conséquences très graves – à court et à long terme – de la séparation de la mère et de l’enfant.L’attrait exercé par le nouveau-né chez les primatesÉtablissement du lien parentalL’enfant, par sa seule présence, détermine le groupe à prendre soin de lui. En effet, si la mère ou même les autres femelles s’occupent des très jeunes singes, le reste du groupe ne s’en désintéresse pas. On a appelé «tantes» les femelles nullipares ou non prégnantes qui s’approchent de la mère qui vient d’accoucher et de son enfant, et essaient de toucher ou de saisir l’enfant. Sauf dans quelques rares espèces, la mère ne le permettra, dans une certaine mesure, que lorsque l’enfant sera un peu plus vieux. Les mâles adultes sont également très intéressés par les enfants.Juste après la naissance, le jeune singe est, comme chacun sait, infiniment plus actif que l’enfant humain dès sa naissance. Il présente très vite des mouvements d’exploration du corps de sa mère et cherche à s’accrocher à elle. En outre, Sackett a montré que, par exemple, le jeune rhésus, même quand il a vécu isolé, préfère les animaux de sa propre espèce aux autres singes, et même les femelles aux mâles.Le comportement de la femelle vis-à-vis de l’enfant nouveau-né est centré sur le petit dont elle s’occupe à peu près exclusivement pendant les premiers jours. Lorsque l’enfant commence à marcher, pendant la première semaine de sa vie, la mère peut s’en écarter, puis émettre, en lui faisant face, des claquements spéciaux des lèvres qui paraissent déterminer l’enfant à se diriger vers elle.L’enfant peut compenser par son propre comportement les déficiences du comportement maternel. Dans les terribles expériences de Harlow, les «mères sans mère» (motherless mothers ), élevées dans l’isolement complet, montrent une très grande difficulté à accepter la copulation. Quand cette dernière s’est néanmoins effectuée et que le petit est né, elles le repoussent d’une manière persistante s’il veut atteindre les mamelons et téter; elles essaient même de lui écraser la tête contre le plancher de la cage; toutefois, certains enfants continuent assez longtemps leurs tentatives pour réussir, et le comportement de leur mère devient alors à peu près normal. Une exception: les «mères sans mère» n’acceptent pas du tout l’enfant né par césarienne, même quand c’est leur second enfant et qu’elles ont fini par réagir correctement au premier, alors que les guenons normales ne font pas de difficultés à accepter leur petit né par césarienne. Il faut noter aussi que les enfants nés par césarienne sont moins actifs et vocalisent moins que les enfants nés par voie naturelle.On sait depuis longtemps que les hormones agissent sur le comportement maternel, mais elles ne sont pas les seules à jouer ce rôle: l’expérience qu’a la mère de vivre avec l’enfant est peut-être aussi importante. Par exemple, Sackett et Ruppenthal (1974) constatent que des femelles séparées de leurs enfants de moins de deux mois préfèrent un enfant très jeune à un subadulte ou à une femelle, et cette préférence se maintient pendant une semaine dans le cas où ces femelles ont vécu au moins deux semaines avec leur petit: il semble donc que les facteurs hormonaux cessent d’agir rapidement après la naissance, et que l’expérience de l’enfant doive les suppléer très vite.D’ailleurs, les femelles en général préfèrent les singes nouveau-nés aux subadultes et aux adultes, même en dehors de leur phase de reproduction: les hormones viennent seulement exciter et développer une tendance qui existait déjà. Phénomène plus étrange: il arrive même que des jeunes orphelins soient adoptés par des mâles: on l’a vu chez les babouins et les chimpanzés.Force du lien parentalDes mères tendant dans leurs bras le cadavre momifié de leur enfant mort depuis très longtemps, voilà une image de la relation parentale qui ne manque pas d’étrangeté. Mais le plus curieux est la démonstration (Berkson, 1974) que les mères s’occupent particulièrement des jeunes infirmes. Berkson a enlevé à de jeunes singes l’usage de la vue et il a constaté tout de suite un accroissement d’intérêt des mères pour les jeunes infirmes: elles les portent quand le groupe s’enfuit ou bien restent en arrière pour les ramener, ceci même quand l’âge de l’infirme a depuis longtemps dépassé le moment où ces soins sont normaux. D’autres membres du groupe entourent également les infirmes d’une certaine sollicitude. Rumbaugh (1965) a réalisé une expérience très intéressante d’un autre type, en liant les bras de jeunes singes de sorte qu’ils ne pouvaient plus s’agripper à la fourrure de leur mère; alors la mère prend le sujet dans ses bras et le porte, ce qu’elle cesse aussitôt de faire quand on délie les bras de son enfant. Ces très importantes expériences montrent, d’une manière irréfutable, que les singes donnent bien des soins particuliers aux infirmes, ce qui était jusqu’à présent sujet à controverses.La reconnaissance chez les primatesLa mère macaque reconnaît son enfant dès l’âge de 13 jours. On le savait mais on admettait que le jeune ne reconnaît pas sa propre mère avant l’âge de 7 mois. Or, dans ces expériences, le couple mère-enfant était élevé en dehors de la troupe des singes, si bien que les enfants n’avaient pas l’occasion de s’exercer aux comparaisons. Plus tard, Rosenblum et Alpert ont présenté des individus de différentes sortes à de jeunes singes dans des conditions plus naturelles permettant la comparaison. Ils constatent alors que les jeunes ne reconnaissent guère leur mère avant trois mois; mais que, à 12 semaines, ils préfèrent nettement leur mère à une étrangère. Il existe une très curieuse différence relative au sexe. À tous les âges, à partir de 7 semaines, les jeunes femelles manifestent plus que les jeunes mâles leur préférence pour leur mère. De même, dès la douzième semaine, elles évitent davantage un adulte étranger, alors que le comportement d’évitement de l’étranger n’est pas apparent pendant la première année chez les jeunes mâles.Les stimuli qui permettent de reconnaître la mère sont certainement visuels mais ils sont aussi auditifs. Des jeunes rhésus séparés de leurs mères à 16 mois réagissent différemment quand on leur fait entendre les vocalisations de leur mère ou d’une mère étrangère: ils poussent davantage de cris «cou» «cou» «cou» et se déplacent davantage. Mais les stimuli olfactifs doivent aussi jouer un rôle. Kaplan et ses collaborateurs, travaillant sur le singe écureuil, montrent que les stimuli olfactifs sont essentiels dans la reconnaissance de la mère et qu’ils permettent même une reconnaissance plus facile que les stimuli visuels (tout au moins chez cette espèce).Plus tard Sackett (1977) s’est rendu compte que la reconnaissance d’après photo pouvait parfaitement s’effectuer chez les macaques: les mères peuvent parfaitement reconnaître leur propre enfant et le distinguer d’autres enfants du même âge ou d’un âge différent! L’enfant peut en faire autant, mais pas avec autant de précision, même quand il est parfaitement capable de retrouver sa propre mère dans le terrain de jeux. Mais Rosenblum et Paully (1980) se sont aperçus que les petits reconnaissaient leur mère lorsqu’on leur projetait un film en couleurs.Le rang maternel détermine étroitement le rang social d’un macaque: il se trouve juste au-dessous de la mère pour les femelles, qui restent toute leur vie dans le groupe maternel. On obtient ainsi un ensemble de matriarchies où chaque groupe matriarcal domine les individus de la matriarchie voisine et de rang inférieur. Quant aux jeunes mâles, ils ont aussi un rang juste inférieur à celui de leurs mères jusqu’au moment de la maturité: ils quittent alors la troupe pour se joindre à une autre et deviennent «hors caste» pour une période plus ou moins prolongée.Les enfants des femelles dominantes bénéficient d’un traitement de faveur de la part de toute la troupe: ils sont l’objet de moins de menaces, et ils montrent plus rarement un comportement de soumission. Au fond, le jeune acquiert son rang à cause du traitement différent dont il est l’objet de la part des autres, et cela depuis la naissance. S’ils en arrivent à se battre, les enfants des femelles dominantes sont plus souvent vainqueurs que les enfants de femelles subordonnées.Mais le plus étonnant est que le rang maternel a une influence sur la viabilité et sur le succès dans la reproduction. Au cours d’observations qui ont duré dix ans, et qui ont porté sur les rhésus sauvages de Porto Rico, Drickamer (1974) a constaté que les femelles de haut rang sont plus nombreuses que les femelles subordonnées à donner naissance à un enfant chaque année, que les enfants issus de femelles de haut rang ont un taux de mortalité plus bas que les autres et que les filles de femelles de haut rang donnent naissance à leur premier enfant plus tôt que les autres femelles.La séparation chez les primatesLes conséquences en ont été magnifiquement étudiées par l’école de Harlow, dont on rappellera brièvement les conclusions: les jeunes macaques isolés strictement dès la naissance dans des enceintes opaques manifestent d’abord une phase de détresse caractérisée par des vocalisations et des mouvements spasmodiques, puis une phase de dépression avec immobilisation presque complète dans un coin de l’enceinte. La guérison de ces symptômes par réunion à la mère peut être plus ou moins difficile suivant la longueur de la phase de séparation; des désordres du comportement social peuvent s’ensuivre, parfois très graves et difficilement réversibles. Partant de là, les chercheurs se sont vite rendu compte que toutes les espèces de macaque ne présentaient pas les mêmes symptômes au même degré: certains ne réagissent que peu à la séparation, et ce sont les espèces où les soins maternels ne sont pas exclusifs, où la mère prête volontiers son enfant aux autres femelles. D’autre part, ils ont observé que, chez une même espèce de macaques où la séparation est grave pour l’enfant, le degré de gravité dépend du type de rapports existant entre la mère et l’enfant. Certains enfants sont rejetés par leur mère (les mères sans mère, par exemple) et se donnent un mal infini pour être acceptés: ceux-là souffriront beaucoup de la séparation; en revanche, les petits qui ont avec leur mère un type de relation moins étroit ne présenteront pas des perturbations aussi graves (Hinde et Spencer Booth, 1970).Dans ces expériences il n’est pas nécessaire d’ailleurs que le jeune soit complètement isolé de sa mère; elle peut être présente mais inaccessible, dans une cage grillagée par exemple: les symptômes de la séparation sont chez le petit tout aussi spectaculaires.Enfin, on a essayé d’étudier les perturbations comportementales dues à la réunion après la séparation: elles sont compliquées, car la mère qui a été séparée du troupeau doit s’y réadapter, ainsi que son petit; cela modifie ipso facto les rapports de la mère et de l’enfant.L’école de Harlow a pratiqué l’élevage entre jeunes singes du même âge (Peer groups ), mais en l’absence de la mère. On a constaté d’abord qu’un grand nombre des conséquences dramatiques de l’isolement étaient ainsi évitées; certains auteurs, au début de ces expériences, écrivaient même qu’elles étaient toutes évitées et qu’il était préférable de maintenir les jeunes avec leurs petits compagnons plutôt qu’avec leur mère seule. En réalité, les petits élevés avec des jeunes de leur âge présentent différents troubles du comportement. Par exemple, le réflexe d’agrippement, qui joue aussi vis-à-vis de la mère, se maintient bien plus longtemps que la normale, ce qui inhibe le développement des jeux sociaux normaux: les petits restent un temps excessif cramponnés les uns aux autres. Il faut cependant prendre en considération l’importance du groupe de jeunes ainsi formé: Chamove et ses collaborateurs (1973) ont découvert que des jeunes élevés par groupes de deux présentaient un comportement sexuel ultérieur anormal; alors que, élevés par groupes de quatre, ils ne souffraient d’aucune perturbation sexuelle. Le jeu, parmi ces groupes de quatre jeunes ou davantage, est très développé; la présence d’une mère le restreint quelque peu, et celle d’un adulte étranger bien plus encore.Mais l’influence des adultes peut être plus subtile suivant Coe et Rosenblum (1974), tout au moins chez les singes écureuils qu’ils ont étudiés: ces singes ont l’habitude de se regrouper par sexes, mais ils ne le font que si un adulte est présent parmi eux. Les adultes pourraient ainsi, par leur présence, et sans qu’ils agissent d’une manière bien visible, restreindre et diriger le comportement enfantin.Le problème de l’attachementOn a utilisé de bien des façons le terme d’attachement mais son sens principal a trait au type de relation qui s’établit entre parents et enfants. Pour l’éthologiste, l’attachement est lié à la proximité entre deux individus, proximité qui tend sans cesse à se rétablir: de la part du jeune éloigné de sa mère, le rétablissement du contact est sollicité par le regard tourné vers la mère, par des vocalisations et par l’agrippement à la fourrure de la mère et la forte résistance manifestée envers qui veut le détacher. Gubernick propose comme critères d’attachement les comportements suivants:1. préférence pour un individu par rapport à un autre;2. tentatives pour s’en rapprocher;3. réactions à une séparation brève d’avec cet individu;4. réactions à une séparation prolongée;5. réactions à la réunion après ces séparations;6. utilisation de cet individu comme base de départ pour explorer le milieu avoisinant.Tous ces critères peuvent d’ailleurs être appliqués à l’individu parental, à part (6). En ce qui concerne (1), les études manquent souvent d’une précision indispensable: on néglige d’habitude de comparer le comportement du petit vis-à-vis de sa mère avec son comportement vis-à-vis d’un étranger, familier et non familier. La mesure de (2) n’est pas non plus tellement aisée, car le type de proximité recherchée dépend de l’âge: c’est seulement chez le très jeune singe que la recherche de proximité implique l’agrippement. Même la réaction à la séparation (3), pour violente qu’elle puisse être, n’est pas forcément un critère d’attachement au sens où nous l’entendons: en effet, la mère fournit à son petit divers stimuli physiques, comme la chaleur, et plus que probablement une certaine odeur dont la privation brutale déclenche chez le petit des réactions physiologiques d’inconfort et même des réactions hormonales (v. plus loin). Une des conséquences les plus nettes de l’attachement est la défense du jeune contre ses congénères ou contre divers dangers par les singes qui s’occupent de lui, qu’il s’agisse de sa mère ou de ses «oncles» ou de ses «tantes». Cette défense du jeune a été signalée par divers primatologues de terrain, mais elle a été peu employée au laboratoire comme test de l’attachement.Ces quelques réflexions illustrent combien ce thème, pourtant bien exploré, notamment par l’école de Harlow présente encore d’incertitudes.Diverses recherches (Gurski, 1977) montrent qu’il n’existe pas de «lien du sang» indépendant des circonstances: chez les singes et chez les souris, lorsque le jeune reçoit les mêmes soins de sa mère ou d’une étrangère, il ne manifeste aucune préférence. On a prouvé la gravité des changements hormonaux induits par la séparation du petit d’avec sa mère (Hennessy et coll., 1979): la rapidité des battements du cœur est affectée, ainsi que la température du corps et que le taux de sommeil paradoxal. Le cortisol du plasma augmente, ce qui correspond à une augmentation de la vigilance. Le taux de cortisol permet même d’étudier les nuances de l’attachement: par exemple l’augmentation du cortisol est bien plus marquée si on sépare un enfant de sa vraie mère que si on le sépare de sa «mère de remplacement», en l’occurrence d’une vague poupée fixée à un bâti métallique (bien que cette mère de remplacement suffise à le tranquilliser quand il est séparé de sa mère). Et pourtant les réactions extérieures de détresse, lors de la séparation d’avec la mère, ou lors de la séparation d’avec la mère de remplacement, ne diffèrent pas sensiblement... Même lorsqu’un enfant est séparé de sa mère mais reste en contact avec un «oncle» connu de lui, son comportement peut ne montrer aucune agitation, mais le taux de cortisol monte néanmoins dans le sang 30 minutes au maximum après la séparation et se maintient à un taux élevé un long moment après la réunion à la mère. De son côté la mère montre la même hausse du cortisol sanguin après la séparation, mais il revient chez elle à la normale dès la réunion avec son petit.La gravité de telles constatations ne saurait être trop soulignée: il s’agit de primates, rappelons-le, et rappelons aussi que les modifications endocriniennes peuvent se produire et persister alors même que le comportement est apparemment revenu à la normale: il en est très probablement de même chez l’enfant humain, ce qui pousse l’éthologiste à se demander si vraiment nous savons élever nos enfants...
Encyclopédie Universelle. 2012.